1964, date de création des FARC (Forces armées révolutionnaires de Colombie), marque le début officiel du conflit armé colombien. Mais les racines de la violence plongent plus loin et font encore des victimes parmi les populations civiles, et plus particulièrement les femmes, alors même que le conflit avec les FARC semble aujourd’hui en passe de trouver une issue. « C’est l’assassinat de Jorge Eliécer Gaitán, leader du parti libéral, en 1948, qui a réellement tout déclenché, précise Régis Bar, de la coordination Colombie d’Amnesty International France.Beaucoup de ses partisans ont alors fui vers les campagnes, où ils se sont organisés en milices armées d’autodéfense, futures FARC, et ELN (Armée de libération nationale). Mais dans les années 1980, d’autres acteurs armés ont fait leur apparition : les paramilitaires. Petits groupes légaux soutenus par l’armée à leurs débuts, ils sont vite devenus de puissantes milices régionales, violentes et financées par l’argent du narcotrafic. » Regroupés sous le nom d’AUC (Autodéfenses unies de Colombie), les paramilitaires ont accepté des négociations avec le gouvernement Uribe, aboutissant en 2005 au processus de démobilisation « Justice et Paix ». « Depuis, les autorités colombiennes prétendent que le problème est réglé, mais de nouveaux groupes ont surgi, souvent dirigés par d’anciens sous-chefs des précédents, souligne Régis Bar. Ils n’hésitent pas à s’en prendre aux populations civiles, notamment aux quelques 4 millions de personnes déplacées par les années de guerre. » N’étant plus reconnus par le gouvernement comme des acteurs du conflit armé, leurs exactions sont désormais considérées comme des crimes de droit commun.
Quand l’histoire se répète
Sans ressources, souvent sans travail, les populations déracinées se retrouvent ainsi dans des villes inconnues, où sévissent souvent les mêmes groupes paramilitaires qu’elles ont tenté de fuir. Et pour les femmes et les fillettes, les violences sexuelles s’ajoutent à ce sombre panorama. Une enquête menée par les associations Oxfam et Casa de la Mujer entre 2001 et 2009 affirme qu’il y aurait eu 33 960 femmes violées par des acteurs du conflit armé. « L’institut national de médecine légale a recensé 19 000 femmes victimes de violences sexuelles sur l’année 2011, mais sans préciser si l’auteur était un combattant, ou s’il s’agissait de violences domestiques, poursuit Régis Bar. Il est très difficile de mesurer l’ampleur du phénomène. Il n’y a pas de base de données généralisée, et les chiffres, lorsqu’ils existent, diffèrent parfois d’un organe de l’État à un autre. » En pratique, depuis le début du processus de démobilisation des paramilitaires, il n’y a eu qu’une seule condamnation pour crime sexuel. Dans une société colombienne encore très machiste, ces violences sont pratiquement considérées comme un corollaire inévitable de la guerre. Elles sont également utilisées sciemment pour faire pression sur certaines femmes activistes, militant pour les droits humains [1] ou pour la restitution des terres aux personnes déplacées. « Leur engagement courageux fait peser sur elles de graves menaces de représailles, souligne Amanda Klasing, de la Division Droit des femmes pour l’Amérique latine et les Caraïbes de Human Rights Watch.Même si le gouvernement met à leur disposition des moyens de protection, comme des voitures blindées ou des gardes du corps, cela ne fait qu’attirer davantage l’attention sur elles et les mettre encore plus en danger. »
Des crimes volontairement ignorés ?
Méconnaissant souvent les institutions de leurs nouveaux lieux de vie, les femmes victimes de violences sexuelles dénoncent rarement leurs agresseurs. « Beaucoup d’entre elles ignorent jusqu’à l’existence de services d’aide légaux, médicaux et psychologiques, ou n’ont pas les moyens de s’y rendre, explique Amanda Klasing. Et surtout, elles ne font guère confiance aux autorités et craignent des représailles de leurs agresseurs sur elles ou leur famille. Quand elles osent porter plainte, elles sont souvent victimes de retards, de refus de soins [2] ou même de mauvais traitements, et se heurtent à la mise en cause systématique de leur témoignage. »
En 2010, peu après l’arrivée au pouvoir du nouveau président Juan Manuel Santos, le discours officiel a toutefois évolué. La Cour constitutionnelle avait déjà reconnu l’ampleur du phénomène en 2008, le qualifiant de « pratique habituelle, généralisée, systématique et invisible du conflit armé colombien » (Arrêt n°092, 2008). Mais il est encore difficile d’observer la traduction tangible de ces changements sur le terrain. C’est pourquoi le projet de loi porté par la députée colombienne Angela Maria Robledo suscite un véritable espoir. Il propose en effet d’inscrire les violences sexuelles comme crime contre l’humanité dans le code pénal colombien, ce qui ouvrirait la voie à une intervention de la Cour pénale internationale.
Des raisons d’espérer
Enregistré le 24 juillet 2012 par la chambre des députés, le projet de loi a été adopté lors d’un premier débat parlementaire mais il doit en passer trois autres avant de pouvoir être validé par le président Santos. « Nous avons reçu le soutien de nombreuses organisations, comme Casa de la Mujer, Sisma Mujer, Humanidad Vigente, la Commission colombienne de juristes,Amnesty International, Human Rights Watch ou l’ONU, ainsi que de plusieurs entités gouvernementales comme les Ministères de la Justice et de la Défense et la Délégation pour l’égalité de la femme, souligne Angela Maria Robledo. Mais nous savons que l’application du projet se heurtera à un obstacle fort : le droit, en particulier le droit pénal, est toujours fondé sur un point de vue machiste des relations en Colombie. Faire admettre une vision différente de ce sujet reste très compliqué. »
La question des violences faites aux femmes risque également de passer une fois de plus au second plan dans un agenda législatif chargé, notamment par les négociations de paix avec les FARC. Toutefois, la députée Robledo se veut optimiste. « Nous avons l’espoir que ce projet de loi aboutisse en 2013, conclut-elle, et surtout qu’il ne reste pas seulement un écrit mais devienne une réalité politique : que les obstacles auxquels femmes, enfants et adolescentes victimes de violences sexuelles font face pour accéder à la justice diminuent, et que l’on reconnaisse enfin à ces exactions leur statut de crime contre l’humanité. »
Par Sarah Portnoï | Journaliste
Notes
[1] Lire « Elle a 48 heures pour quitter la ville »
[2] Lire « L’institut médicolégal ne la verra pas avant dix jours »
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