Lutter pour le mémoire d’Irina[1]
La première fois que l’on a rencontré Blanca Nubia Diaz, “Doña Blanca�, c´était il y a deux ans à Bogotá. Elle arborait un badge avec la photo de sa fille Irina, assassinée en 2001 par des paramilitaires dans la Guajira, région du nord-est de la Colombie. Deux ans plus tard, nous la retrouvons dans le paisible patio d’une ONG à Bogota, alors qu’elle vend de l’artisanat wayúu pour survivre. Elle nous accorde un entretien.
Lorsque l’on rencontre Doña Blanca, c’est d’abord l’image d’une femme incroyablement forte qui nous apparaît. Parler de sa fille et de sa lutte fait partie de son quotidien, et elle n’hésite pas à parler haut et fort des assassins présumés de sa fille. 13 ans de lutte sans avancées de la justice ainsi que de multiples menaces contre sa personne et les membres de sa famille ne  l’ont pas découragée de continuer activement à réclamer justice. Quand on lui demande quelle est sa principale attente aujourd’hui, elle nous répond : «J’espère la vérité ; justice, réparation et garantie de non répétition, qu’il y ait une justice sociale et plus d’impunité. »
Le 26 mai 2001, soit 17 jours avant le premier anniversaire de l’assassinat de son époux aux mains des hommes du chef paramilitaire Jorge 40, alors que sa fille Irina se dirigeait avec cinq autres amies vers la ville deValledupar (à quelques heures de chez elle), un groupe de paramilitaires a sauvagement torturé, violé et tué les six jeunes filles. Doña Blanca nous raconte qu’alarmée par la disparition de sa fille, elle est partie à sa recherche. En chemin, une femme indigène l’informe que six jeunes filles viennent d’être assassinées. Lorsqu’elle montre la photo de sa fille à la femme qui a embaumé les corps, cette dernière la reconnait et lui confirme qu’elle fait bien partie des jeunes femmes assassinées. La justice a enterré Irina comme “inconnue� (NN en Colombie), pour éviter tout enquête approfondie et de mettre en cause un des chefs paramilitaires les plus puissants de la région. Malgré son insistance auprès de l’administration, ce n’est qu’en 2010 qu’elle parvient à récupérer le corps de sa fille et à lui conférer une sépulture selon le rite de ses ancêtres indigènes wayúu.
Plusieurs jours après la disparition de sa fille, les menaces commencent. De nombreuses personnes prétextant chercher des informations immobilières frappent à sa porte dans sa maison de Riohacha et en profitent pour lui demander si elle en sait plus sur les assassins de sa fille. Dans une ville aux mains des paramilitaires, crier haut et fort que les assassins font partie des milices paramilitaires est une question de vie ou de mort. Elle préfère se taire et continuer de proclamer qu’elle ignore ce qu’il s’est passé. Ses autres enfants (une fille et deux garçons) reçoivent également des invitations étranges où ils sont interrogés sur l’assassinat de leur sœur.
À la même époque, un ami lui confesse qu’il se trouvait par hasard dans la même zone que sa fille au moment de l’assassinat et qu’il a été témoin de la scène: « Il m’a dit : "Mon amie, ce jour-là (…) j’ai vu ta fille se faire tuer. J’étais seul avec un autre compagnon mais on a eu peur de parler parce qu’ils étaient nombreux. Il y avait plusieurs voitures et plusieurs hommes" ». Il a risqué sa vie pour lui confesser qui sont les responsables, mais il doit se taire publiquement pour éviter les représailles.
Doña Blanca a quitté sa maison de Riohacha pour éviter les menaces et s’installer loin, dans la capitale, Bogotá. Ses enfants la rejoindront deux ans plus tard grâce à l’aide d’une ONG colombienne, ILSA[2]. Après avoir vécu jusque dans la rue, elle se remet sur pieds et continue sa lutte en participant en 2005 à la création du MOVICE[3] section Bogotá (Mouvement des Victimes des Crimes d’État), une ample coalition de la société civile qui lutte pour la vérité, justice et réparation des victimes du conflit armé en Colombie. Son activisme lui a valu de nombreuses menaces depuis lors, et elle est accompagnée comme membre du MOVICE par l’ONG de protection Peace Brigades International (PBI)[4].
Depuis 2001, Doña Blanca réclame justice. Ce n’est qu’en 2008 que voit le jour une première avancée lorsque la Cour Constitutionnelle a ordonné aux autorités d’enquêter sur plus de 180 délits sexuels commis contre des filles et femmes dans le cadre du conflit colombien. Si l’on connait le nom du dirigeant des paramilitaires qui ont assassiné les jeunes filles, on ignore toujours le nom des auteurs matériels. Des six familles, elle est la seule à avoir engagé un processus judiciaire contre les assassins : « Personne ne veut parler, parce que les gens, par peur et sécurité, ne parlent pas. Même s’il y a des témoins, les gens ont très peur de parler », nous confie-t-elle.
Quand on l’interroge sur les possibles motifs de l’assassinat de sa fille, elle nous répond : «Peut-être parce qu’elle ne voulait pas sortir avec l’un [des paramilitaires]. On ne sait pas ». Elle ne retourne que rarement à son ancien domicile, et de nombreuses personnes ont tenté de s’approprier illégalement de la maison qu’elle a dû abandonner : « Je vais être sincère, là -bas j’ai peur. »
Les femmes comme arme de guerre dans le conflit colombien
Irina est l’une des milliers de femmes et filles victimes du conflit armé qui dure depuis plus de soixante ans dans le pays. En Colombie, la Cour constitutionnelle et l’ONU[5] ont reconnu que les filles et femmes sont utilisées systématiquement comme arme de guerre dans le conflit colombien. Viols, avortements forcés, mutilations, conduites sociales imposées, déplacements forcés, esclavage et prostitution constituent les multiples formes de violences dont les filles et femmes sont victimes au sein du conflit colombien.
Les femmes subissent systématiquement des formes destructives de violence sexuelle afin d’atteindre des objectifs militaires ou politiques. Guérillas, paramilitaires, police, armée et forces de sécurité privées interviennent et contrôlent les aspects les plus intimes de la vie des femmes. Elles constituent pour tous les acteurs armés, mais en particulier les groupes paramilitaires, un champ de bataille pour faire pression et humilier l’ennemi, semer la terreur et pousser au déplacement les communautés accusées d’avoir des liens avec la guérilla, de prêter des services sexuels aux combattants[6].
Selon la Corporación Sisma Mujer, une des principales ONG colombiennes de droit des femmes qui lutte pour la défense des droits des femmes victimes de violences, en 2012, le nombre de femmes victimes de violence sexuelle dans le cadre du conflit a augmenté de près de 82% comparé à 2011, soit 129 victimes, ou une femmes tous les trois jours. Des agresseurs présumés, 54.8% sont issus de la force publique (armée et police), 21.9% de groupes paramilitaires, 13.7% de la guérilla, et 9.6% de services de sécurité privée[7]. Selon le Registre National des Victimes[8], la principale entité de l’État colombien chargée d’enregistrer les victimes du conflit colombien et de mettre en œuvre les démarches de justice et réparation, en 2012, les femmes représentaient la moitié des  six millions de victimes du conflit[9]. Pourtant, si elles représentent la moitié des victimes de tortures, menaces, déplacements internes et disparitions forcées, elles constituent 89% des victimes de violence sexuelle dans le cadre du conflit.
La réponse de l’État Colombien demeure insuffisante, au point qu’en 2008, la Cour Constitutionnelle colombienne a reconnu dans l’arrêt 092 de 2008 que la violence sexuelle faite aux femmes est une pratique « habituelle, répandue, systématique et invisible dans le contexte du conflit armé colombien, de même que l’exploitation et les abus sexuels » (párr. III.1.1.1), et que cette violence demeure dans une « impunité presque totale » párr. III.1.1.6 [10] Soit plus de 98% [11].
Lorsqu’on termine l’entretien avec Doña Blanca, on lui demande comment elle poursuit sa lutte aujourd’hui : «  Pour moi la lutte aujourd’hui, c’est visibilité, faire connaitre la situation en Colombie au niveau national et international. Je vous parle comme victime. Je lutte pour que les gens comme moi parlent, parce qu’ils ont peur. Je lutte pour qu’ils parlent, qu’ils dénoncent ! » Quant au conflit, elle nous confie que si les négociations de paix aboutissent, « la guerre va continuer et le mouvement des victimes avec ».
Pour aller plus loin :
Amnesty Internacional, Colombia: Invibles Ante La Justicia Impunidad Por Actos De Violencia Sexual Cometidos En El Conflicto: Informe De Seguimiento, 2012, https://doc.es.amnesty.org/cgi-bin/ai/BRSCGI?CMD=VERDOC&BASE=SIAI&SORT=-FPUB&DOCR=1&RNG=10&SEPARADOR=&&INAI=+AMR2303112
Amnesty International, Colombie. « Ce que nous exigeons, c'est la justice ! ». En Colombie, les auteurs de violences sexuelles perpétrées au cours du conflit armé jouissent d'une parfaite impunité, 2011,http://www.amnesty.org/fr/library/asset/AMR23/018/2011/fr...
[1] Toutes les citations sont issues de l’entretien réalisé auprès de Blanca Nubia le 27 janvier 2014.
[2] Instituto latinoamericano para un derecho y una Sociedad Alternativas:Â www.ilsa.org.co/?
[3] Mouvement National des Crimes d’État (Movimiento Nacional de VÃctimas de CrÃmenes de Estado).
[4] Voir Peace Brigades International - Colombia :Â www.pbi-colombia.org.
[5] http://www.unfpa.org/derechos/documents/relator_violencia_colombia_02_000.pdf.
[6]Amnesty International, Colombia: Cuerpos marcados, crÃmenes silenciados: Violencia sexual contra las mujeres en el marco del conflicto armado, Octobre 2004.
[7] Voir Corporación Sisma Mujer : www.sismamujer.org.
[8] Voir Registro Único de VÃctimas : http://www.ruv.gob.pe/registro.html.
[9] Précisément  5.926.774 victimes, in Op. cit.
[10] Corte Constitucional. Auto 092 de 2008, 14 de abril de 2008 in Estado y la violencia sexual contra las mujeres en el marco de la violencia sociopolÃtica en Colombia. Informe presentado por organizaciones  de mujeres y de derechos humanos a la Representante Especial del Secretario General para  Violencia Sexual en el marco de los conflictos armados. Señora  Margoth Wallström Bogotá, 16 de mayo de 2012.
[11] Voir Corporación Sisma Mujer, Ibid.
Source: Youphil
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